Le cher Haubourdin de 1900

Pour décrire Haubourdin au début de ce siècle, il n'y a pas de meilleure plume, de plus fidèle, de plus colorée, que celle de Joseph Henri Louwyck (voir J-L Louwyck).

Cette ville des années 1900, la voici telle qu'elle est restée dans sa mémoire, en une évocation qu'il a écrite spécialement pour le présent ouvrage, une évocation où se mêlent la tendresse, la mélancolie et l'humour :

Depuis longtemps Haubourdin était une ville -et fière de l'être- mais elle gardait encore certains traits villageois : des rues aboutissaient à des champs de blé, de betteraves ou de colza ; tel trottoir n'était qu'un ancien ruisseau recouvert de dalles ; un vieil “estaminet” s'appelait obstinément “Au vert feuillage” ; les moindres nouvelles étaient aussitôt connues de tous ; les deux “gardes” tenaient plus, par le titre, le costume et la familiarité, surtout Briqueteur du garde champêtre que du sergent de ville ; à chaque printemps se déroulaient les trois processions des Rogations, destinées liturgiquement à “bénir les travaux des champs”.

Et puis, bien que leurs anciens champs ne fussent plantés que de maisons, deux fermes persistaient, avec leurs étables et leurs “pâtures” ; des vaches -qui s'ignoraient citadines- y paissaient tranquillement et, chaque jeudi, nous sautions les barrières de la “pâture Choquet” pour nous amuser sur l'herbe... entre les bouses.

Malgré les façades modernes de quelques magasins (bijouteries, modes) la plupart des “devantures” restaient de modestes boutiques et même, comme au village, le charron encombrait sans vergogne la grand-place de brancards, de carcasses de chariots, de timons et d'essieux. Gamins, nous l'admirions quand il ferrait un cheval rétif ou quand il cerclait de grandes roues dans un tourbillon de vapeur et de flammes.

Un seul boulanger cuisait encore des “pains de six livres” mais tous offraient des “faluches” et, à Noël, distribuaient gratis à leurs clients des “coquilles” en forme de double poupon. Notons, à ce propos, que la vraie fête des enfants était la Saint-Nicolas, le 6 décembre. Lui seul, avec sa grande barbe blanche et son baudet, nous apportait des jouets. Le “Père Noël”, alors inconnu, n'en est que l'avatar moderne et artificiel.

Une sorte de “Mère Noël”, sans le titre, était pour nous, en face de l'école de M. Crapet, la vieille Georgette. Toute ratatinée, moustachue et souriante, elle nous vendait bonbons, boules de gomme, “guilarde”, menus jouets et billes -des “marpes” - pour un sou, pour deux centimes ou même un seul. Heureuse époque !

Une douzaine d'usines “travaillaient”, mais chacune, sauf un tissage, n'employait qu'un nombre restreint d'ouvriers et restait ainsi presque familiale. Un trait typique : promené, les yeux bandés, à travers la ville, un Haubourdinois eut reconnu chaque quartier à l'odeur des “fabriques” : autour du grand pont, houblon et malt fermenté des brasseries Rose et Cordonnier; plus loin le savon de Gennevoise ; près du chemin de Santes, la chicorée Bonzel ; vers l'Heurtebise, la tannerie (Tannerie Leverd ); au long du canal, amidon et glucose de Cousin (Amidonnerie Cousin-Devos ).

Ce “canal” était, bien entendu, la Deûle, rivière aux eaux lentes et sombres (Haubourdin sur Deûle). Des péniches y traversaient la ville sans s'arrêter, halées par des hommes et parfois des femmes, penchés en avant, la poitrine barrée par une sangle. Aucun de ces navires mystérieux, tantôt très élevés sur l'eau, tantôt chargés à ras bord, ne nous fit rêver d'évasion.

On s'amusait mieux près d'un ru qui s'en venait des terres marécageuses : la Tortue, à la fois lente comme une tortue et torte de méandres. On y pêchait, à la main où avec une épingle... des épinoches.

Outre son canal, Haubourdin se reliait à Lille -et s'y relie encore- par deux voies : une ligne de chemin de fer restée d'intérêt secondaire, et surtout la grand-route. Quel que fut le nom inscrit sur les plaques bleues, c'était “la grand-route” qui, depuis le Moyen Age et par-delà, venait de Béthune et aboutissait aux remparts de Lille.

On y allait, soit à pied on marchait alors beaucoup plus qu'à présent soit en carriole (aucune automobile à l'époque), soit surtout dans le ce “car H” attelé de deux chevaux. Le “conducteur” leur parlait familièrement comme aux “voyageurs”, les encourageait d'un claquement de langue et les braves bêtes nous emmenaient au petit trot (sans même s'arrêter quand elles se soulageaient de crottin) jusqu'à la “Porte de Béthune”. C'était, sous le rempart, une longue voûte obscure et nauséabonde. Au bout, les “employés de l'octroi” montaient à bord, inspectaient les voyageurs, soupesaient les paquets et prélevaient une dîme impitoyable sur les moindres denrées qu'on apportait aux citadins, ne fût-ce qu'un “quart de beurre” ou un “quarteron d'œufs”.

On les achetait au marché du vendredi, jour de gloire où Haubourdin, devant l'afflux des forains et des paysans accourus de tous les villages d'alentour, se sentait vraiment la capitale du canton. Je revois encore, alignés au long de bancs où reposaient leurs grands paniers et piaillaient leurs volatiles, les fermières les “censières” si autoritaires chez elles, regardant presque humblement les “dames de la ville” qui faisaient la moue et “marchandaient”, parfois âprement, pour un sou.

Le marché débordait alors jusque dans la cour de la mairie, car la fameuse place Blondeau, devenue indispensable et presque le cœur de la ville, n'existait pas (Le marché d'Haubourdin). C'était alors un grand jardin clos de murs sur trois rues et dont nous n'apercevions que les hautes branches des poiriers, inaccessibles aux maraudeurs.

D'autres longs murs de brique s'étendaient aussi rue Gambetta, clôturant le parc du comte d'Hespel, rues de la Gare et Pasteur, celui des Vanderhaghen, devenu jardin public, ceux du pensionnat des Frères Maristes, et que d'autres, tous remplacés par des alignements de maisons, jusqu'à l'église.

Qu'elle nous paraissait jolie, cette église, avec ses murs de briques roses aux angles de pierre blanche, son clocher si svelte -amputé par la guerre depuis 1918- et ses nefs d'un gothique élégant : vrai chef d'œuvre de l'architecte haubourdinois Cordonnier dont le fils (Louis Louis Cordonnier : architecte) son élève avec mon oncle construisit à son tour de nombreuses églises, le grand théâtre de Lille et la Chambre de Commerce avec son beffroi, les hôtels de ville de Loos, La Madeleine, Bailleul, Dunkerque, puis la basilique de Lisieux et même -premier prix à un concours mondial d'architectes- le Palais de la Paix à La Haye.

En haut du clocher, dans le vaste vent des Flandres et les vols croassants des corbeaux indignés (nous montions dénicher leurs œufs) quelle vue d'ensemble sur la ville natale royaume alors divisé comme partout à cette époque entre deux puissances rivales : à l'église régnait “Monsieur le Doyen”, le chanoine Cateau ; à la mairie, c'était “M'sieu Augusse”, le sénateur Potié (Auguste Potié : maire de 1900 à 1935). Tous deux issus de souche paysanne, tous deux absolus et inamovibles. Leurs rapports étaient aussi tendus que ceux de Peppone et de don Camillo, mais en moins pittoresque. Pour les réconcilier, il ne fallut rien de moins que l'occupation allemande en 14-18.

Autour d'eux s'étageaient les classes sociales, plus nettement hiérarchisées qu'aujourd'hui : industriels, docteurs, notaires, pharmaciens, commerçants, contremaîtres, employés, artisans, ouvriers. On ne les franchissait guère d'une génération à l'autre, et chacune gardait ses usages.

Ainsi, les docteurs ne sortaient qu'en voiture de place avec cocher et n'entraient chez les malades qu'en redingote et chapeau, parfois haut-de-forme qu'on appelait “chapeau montant”. Par une sorte de point d'honneur, ils n'envoyaient leurs “notes” qu'en fin d'année. L'un d'eux négligea même de s'en occuper au point que, près de son lit de mort, sa femme et sa fille se hâtèrent de liquider un long arriéré de visites, si long, paraît-il, qu'une jeune mariée reçut ainsi la facture de sa naissance.

Bien entendu, les habitations variaient aussi, du château et de la porte cochère jusqu'aux bicoques du “P'tit Belgique”, mais les immeubles de rapport étaient inconnus et chacun vivait dans sa maison.

La plupart d'entre elles gardaient un plan immuable : en façade, “front à rue”, derrière des rideaux discrets, le salon, orgueil du logis, puis une salle à manger où l'on ne mangeait jamais : obscure, elle était suivie d'une “véranda” claire et joyeuse, vraie “salle de séjour” anticipée ; toute en vitrages souvent coloriés, elle laissait entrer de partout et enrichissait la lumière du ciel nordique. Sur le côté, au bout d'un couloir qui venait de la porte d'entrée, la cuisine puis les “communs” s'ouvraient sur la cour ou le jardinet. Ainsi vivait-on loin de la rue, dans un silence que ne déchirait alors aucun “klaxon”, mais où ne tombaient du ciel que des “noirets” ou des envolées de cloches.

Chaque soir, quelle joie de se retrouver tous autour de la table, rapprochés par le rond lumineux de la lampe à pétrole. Si stupéfiant que cela nous paraisse à présent, les lampes électriques étaient aussi inconnues que les autos, les avions ou la radio. Le gaz n'entrait pas encore dans les maisons et le jeune pétrole passait pour un grand progrès sur l'huile millénaire.

Le dimanche, les ménagères couraient à la messe de six ou même de cinq heures, les enfants chantaient à celle de neuf heures, et les dames assistaient à la grand-messe de dix heures. L'après-midi, les hommes s'en allaient à leurs diverses sociétés jouer aux boules rondes ou “plates”, tirer à l'arc, non verticalement comme en Flandre flamande, mais à l'horizontale : au “berceau”. Les “coulonneux” rivalisaient aux concours de pigeons et les “pinchonneux” de pinsons. Mais d'autres s'enfiévraient et vociféraient aux combats de coqs. Certains préféraient se promener le long du canal jusqu'à “l'Allumette”. Les pères tranquilles dans les “estaminets”, jouaient aux cartes d'interminables “cents de piquet”, buvaient des “canons” ou des “chopes” de bières locales et concurrentes, et fumaient de longues pipes de terre blanches ou rouges qu'il allumaient et rallumaient à la “vaclette”, vase de fonte empli de cendres brûlantes.

On ne parlait pas de “sports” à cette époque : quelques jeunes gens s'exerçaient à la bicyclette, d'autres à la boxe.

Beaucoup, inscrits dans les sociétés chorales ou de musique instrumentale, répétaient ensemble les “morceaux” qu'ils avaient travaillés chaque soir pendant la semaine. Aux jours de fête, tous les “sociétaires” défilaient dans les rues, sur deux rangs, fiers de leur uniforme, de leur casquette galonnée et de leur art.

Une société musicale surpassait toutes les autres : l'Harmonie Municipale (Bannière 1910). Grâce au talent hors de pair et a l'énergie de son chef, M. Dusotoit, elle décrochait les premiers prix aux concours du département et même de Paris. Alors, quand leur troupe victorieuse débarquait du train (pas d'autocar alors) une foule enthousiaste les escortait de la gare à la grand-place.

Haubourdin ne manquait pas de silhouettes cocasses, émouvantes ou hors de série ; un certain Polvèche avait fait à pied le pèlerinage de Jérusalem et passait le reste de sa vie à s'en reposer.

Un nain quadragénaire, “l p'tit Poulain”, portait les “dépêches”. Sa tête énorme, adornée d'un lorgnon d'où il vous toisait de toute sa petitesse, pesait si lourd que, chaque fois que des plaisantins s'amusaient à le renverser, il ne pouvait se relever et devait ramper jusqu'à un mur pour s'aider de ses petits bras.

Et “Achille-Long-Nez”. Maigre et sans age, toujours en deuil, il portait les bannières : noires aux enterrements ou coloriées aux processions et aux “défilés”. Son grand souci était l'humeur fantasque du vent. Qu'il était malheureux -à notre méchant plaisir- dès qu'une rafale violente lui plaquait la bannière sur son grand nez et l'empêchait d'avancer ou même le refoulait, ce qui barrait le cortège, ou, à l'inverse, gonflait sa bannière comme une voile de navire et l'emportait malgré lui dans les premiers rangs.

Et “Marabout”, ancien zouave d'Afrique. il vivait seul dans une petite maison. Nous y frappions et fuyions hors de portée. Il ouvrait sa porte violemment, brandissait un poing velu et nous aspergeait d'injures arabes, mais nous étions ravis d'avoir revu sa chéchia et ses babouches.

Et Colette, grand diable roux et dégingandé, aussi pauvre d'esprit que de pécune, inoffensif et seul au monde. A la demande, il ruait, tout fier, comme un cheval et chantait en fausset aigu : “cocorico”. Je le vis pour la dernière fois dans une écurie, agonisant sur une litière. Pauvre Colette.

Et aussi...

Mais cette galerie de portraits s'allongerait indéfiniment. Dans notre petite ville, paisible comme sa Deûle, mais parfois tourmentée comme son ciel, beaucoup d'Haubourdinois possédaient et -je le suppose et le souhaite- possèdent toujours, sous des dehors banals et “comme il faut”, un caractère très personnel, optimiste, parfois pittoresque, et une vie intérieure d'une richesse insoupçonnée…

Ah ! Chers Haubourdinois de 1900, vos visages resteront vivants en moi, jusqu'au jour -proche ?- ou je viendrai, de Paris, m'allonger parmi vous dans notre vieux cimetière.

Joseph-Henri Louwyck. (vers 1970) Voir généalogie

Source : Haubourdin dix siècles d'histoire - Augustin Laleine et Mairie d'Haubourdin - 1972